TUNISIE Résister par le verbe
Déçue par l’absence de changements depuis la révolution,
la jeune Shams dénonce dans ses poèmes les dérives du pouvoir.
Shams lit quelques phrases de
l’un de ses poèmes. Sans être forte, sa voix est déterminée lorsqu’elle dit :
“Moi, je n’irai pas voter !” Il y a deux ans, Shams Radhuouani Abdi a écrit
pourquoi elle ne participerait pas aux premières élections démocratiques libres
organisées depuis l’indépendance de la Tunisie, en 1956 [le scrutin du 23
octobre 2011].
Depuis, elle a exprimé dans
plusieurs poèmes son scepticisme face à l’évolution politique de son pays, en
particulier face à la crise récente, la plus grave depuis la révolution [à la
suite de l’assassinat de deux opposants, Chokri Belaïd, le 7 février, et Mohamed
Brahmi, le 25 juillet]. “Ma poésie est plus politique et sociale mais aussi
plus psychologique”, explique cette étudiante de 21 ans, militante politique et
féministe, que nous avons rencontrée dans un café du centre de Tunis.
Peu après avoir écrit son premier
poème, Shams a rejoint Street Poetry [Klém cheraà en arabe], une initiative
culturelle lancée en 2012 par deux jeunes poètes tunisiens, Majd Mastoura et
Amine Gharbi, pour apporter la poésie au peuple dans le dialecte local. C’est
un événement où différentes idéologies et religions se rencontrent. Il attire
des personnes de tous les milieux – étudiants, travailleurs, chômeurs – et leur
permet de s’exprimer librement. “Et vous, pouvez-vous vous exprimer librement ?
— Oui, bien sûr”, me répond Shams d’une voix ferme avant de préciser : “Je ne
garantis pas le résultat de ma liberté, mais je m’exprime.”
Il y a cependant des limites.
Ainsi, un de ses poèmes prête trop à controverse pour être lu dans le cadre de
Street Poetry. “J’ai écrit un texte intitulé Je vous aime et j’aime votre Dieu,
mais, en Tunisie, dire ‘votre Dieu’ est un blasphème, c’est très mal vu”,
explique Shams. Le poème, qui ne se voulait pas provocateur mais jouait
simplement avec les mots, lui a posé des problèmes à l’université, où des islamistes
ont commencé à répandre des rumeurs à son sujet. Pour éviter tout autre
malentendu, le poème n’a jamais – et ne sera jamais – lu en public.
Créativité. Bien que des
organisations comme Reporters sans frontières s’inquiètent de la situation actuelle
du pays en matière de liberté d’expression, la jeune étudiante n’a pas peur.
“Je ne crois pas beaucoup à la prudence, dit-elle. Dans le domaine de l’art, en
l’occurrence la poésie, quand on essaie de se mettre des limites, cela ne
s’arrête jamais, il faut sans cesse aller plus loin.”
L’assassinat de l’homme politique
Chokri Belaïd, en février dernier, l’a touchée personnellement. Le chef de
l’opposition était non seulement un modèle mais aussi un ami proche. Le poème
qu’elle a écrit à sa mémoire invite les Tunisiens à poursuivre la lutte et à se
sentir encouragés et soutenus. “L’idée est une bombe à retardement qui fait
tic-tac/ […] les idées originales n’ont pas besoin de masques/ L’idée vit sous
terre/ C’est une mine, si vous marchez dessus, elle explose/ L’idée guérit les
maux… et les douleurs/ Elle naît là où il n’y a pas d’électricité/ Elle est
ensuite couchée par écrit/ Elle plonge au cœur de l’esprit puis rejaillit sous
forme de créativité.”
Shams doute des résultats des
prochaines élections [attendues pour 2014, mais la date n’est pas encore
arrêtée]. “Je ne veux pas voter à cause des irrégularités, me dit-elle. Si les
conditions d’une élection régulière sont réunies, je voterai.” Comme beaucoup
d’autres Tunisiens, Shams est déçue par l’évolution politique et économique du
pays depuis la révolution [décembre 2010-janvier 2011]. “Ce n’est pas le
changement que nous voulions quand nous sommes descendus dans la rue en 2010.
Notre slogan était ‘Emplois, liberté et dignité des citoyens’, et pas ‘Mosquées
et minijupes’”, s’exclame-t-elle. Après un silence, elle ajoute en regardant
l’avenue Habib-Bourguiba : “Il n’y a eu aucun changement.”
Un autre sujet sensible, qui n’a
guère évolué, est celui de la sécurité. A plusieurs reprises, les forces de
l’ordre ont été accusées de faire un usage abusif de la violence. Selon Shams,
elles n’agissent pas dans l’intérêt du peuple mais dans celui du gouvernement.
Quand je lui demande si elle peut faire confiance à la police, elle répond :
“Absolument pas !” Elle le dit si fort que les gens se retournent vers nous. Je
jette un coup d’œil dans la direction du ministère de l’Intérieur, qui n’est
qu’à quelques mètres de l’endroit où nous sommes assises.
Mais, en dépit de toutes les
difficultés que connaît la Tunisie, Shams envisage l’avenir avec optimisme.
Elle souscrit à la philosophie du Libanais Mehdi Amel*, pour qui “on n’est pas
vaincu tant qu’on résiste”. D’une détermination intrépide, la jeune militante
considère que “la résistance fait partie intégrante de la vie, nous vivons
comme nous voulons vivre”. En souvenir de Chokri Belaïd, elle s’est fait
tatouer sur le bras “Chokri vit en moi”.
—Christine Petré
Publié le 9 décembre 2013 dans
Your Middle East Stockholm
Note :* Hassan Abdellah Hamdan, connu sous le pseudonyme de Mehdi Amel,
philosophe marxiste, idéologue du Parti communiste libanais et militant engagé,
a été assassiné le 18 mai 1987 à Beyrouth.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire